Un troisième billet de Florence.
«Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes.» La remarque de La Bruyère, dans ses Caractères, ne l'appliquerait-on pas volontiers à ce qui est fait ?
Giorgio Vasari raconte que Cimabue (vers 1240 - vers 1300), le peintre florentin, se laissa un jour tromper par son élève Giotto, lequel avait peint, sur un tableau du maître, et en son absence, une mouche si réussie que ce dernier, rentré dans l'atelier, tenta à deux reprises de la chasser de la main.
C'était au XIIIème siècle. Si l'anecdote est ici facétie, et assurément invention, on la retrouve en esprit dans un duel à rebondissements qui opposa, au Vème siècle avant Jésus-Christ, les peintres Zeuxis d'Héraclée et Parrhasios d'Ephèse. Selon l'idée, qui sera reprise chez les artistes de la Renaissance décrits par Vasari, que l'art se doit d'apparaître aussi, sinon plus vrai que la nature (double idée plus ambiguë qu'il n'y paraît, évidemment —la mimésis, selon Démocrite, s'apparente au tissage, lequel imite la toile d'araignée ; pour Socrate selon Platon, l'art reproduit la nature ; Aristote enfin dégage l'imitation brute de la nature de la pensée de celle-ci), le concours entre les deux peintres consistait en la faculté de peindre un tableau si trompeur qu'on le prendrait pour le réel lui-même.
Le jour de la révélation arrive. Le premier, Zeuxis dévoile son tableau : des raisins y sont peints avec tant de fraîcheur et de vérité que des oiseaux s'approchent, et tentent de les becqueter. Mais voici Parrhasios ; son tableau est recouvert d'un rideau. «Tout fier de la sentence des oiseaux», Zeuxis demande qu'on le retire ; hélas pour lui, le rideau est peint : c'est un habile trompe-l'oeil. Zeuxis s'avoue vaincu ; lui-même n'a réussi qu'à tromper des oiseaux, mais Parrhasios a trompé l'artiste Zeuxis. - La modestie de Zeuxis transparaît encore quand, après cet épisode, il peint de nouveau des raisins, portés par un enfant ; des oiseaux, encore, viennent s'y tromper. Il s'en irrite cependant en ces termes, rapportés par Pline l'Ancien : «J'ai mieux peint les raisins que l'enfant ; car si je l'avais aussi bien réussi, les oiseaux auraient dû avoir peur».
En ces siècles d'intervalle, quelle histoire imite-t-elle quelle histoire ? — et nos histoires, selon quelle modestie ?