Je lis, en ce moment, Moi, Claude, de Robert Graves. Il m’arrive de lever les yeux des pages, ce qui m’est toujours le signe, non pas d’un ennui profond (si c’est le cas, j’abandonne le livre sans regret, il en est tant d’autres qui m’attendent et qu’une vie entière ne saurait parcourir), mais, au contraire, de la faculté magnifique que possède le livre en cours de susciter le rêve : je songeais tout à l’heure, par exemple, en voyant défiler sous mes yeux Caligula, Messaline, ou Vovones, Roi d’Arménie, à ce qui pouvait bien se tramer ailleurs, en ce premier siècle après Jésus-Christ, ailleurs qu’à Rome, Carthage ou Alexandrie, et dont ne nous parle pas le narrateur. C’est peut-être là un autre versant, peu exploré à la fin, de l’Histoire : l’imagination sérieuse de la simultanéité historique. Mais je quitte le Premier Siècle. Je prends, mettons, l’année 1518 : que s’y passe-t-il, quels sont les noms, les faits, que je puis m’évoquer ? (J’ai dû bien entendu vérifier dans mes livres, ensuite.)
1518. Maurice Scève a dix-huit ans (ou peut-être treize, selon les sources indécises ; il est adolescent). Le dauphin François, fils de François 1er, naît cette année ; en 1536, dix-huit ans après, Maurice Scève publiera Arion, Eglogue sus le Trepas de Feu Monsieur Le Daulphin, pour pleurer sa mort, dont sera accusé l’échanson Monteculli, coupable selon certains d’avoir servi au prince un verre d’eau empoisonnée, et qui sera écartelé à Lyon. Le Séfévide Ismaël est devenu Shah de Perse : l’Iran devient chiite. Dürer est à Nuremberg : il y grave cette année Marie Reine des Anges. La Chine des Ming est en déclin ; les pirates japonais assaillent ses côtes fragiles. A Sienne, Le Sodoma peint Saint-Georges terrassant le Dragon. Moctezuma II, empereur des Aztèques depuis 1502, est un seigneur raffiné, qui incarne l’une des plus hautes, mais si cruelles, civilisations de l’humanité ; il ne sait pas encore que Cortès, qu’il prendra, à cause des prophéties, pour Quetzalcóatl, brisera, deux ans plus tard à peine, son peuple, anéantira ses archives, renversera ses dieux, ruinera son palais d’eaux, d’or et de fleurs, à cause des puanteurs qui régnaient dans ses temples sanglants. Kabîr, le grand poète de l’Inde du Nord, auteur du Cabaret de l’Amour, en cette année meurt :
Mets à ton coursier le mors et la bride,
Et enlève-le tout scellé et harnaché vers le ciel !
Enfourche la monture de tes pensées,
Et place ton pied dans l’étrier de l’Absolu.
Allons ! Je t’emmène au Paradis,
Et si tu bronches, je te frapperai du fouet de l’Amour !
Ceux-là sont bons cavaliers, dit Kabîr,
Qui se gardent du Véda et du Coran. (1)
En Inde du Sud, Babur, futur Premier Moghol, prépare son avènement en complotant à l’ombre des querelles de la dynastie des Lodi. Hans Burgkmair L’Ancien, l’artiste d’Augsbourg, peint Saint-Jean à Patmos. L’Afrique, hélas, est encore et toujours le théâtre de haines infertiles, le jouet de diamants et d’ors entre les mains de puissances externes et l’objet de luttes qui ne profitent qu’à des élites locales insouciantes ou cyniques (quoique les qualifier selon Diogène Le Chien soit infâmant pour Diogène, et les chiens…), affamant encore et encore les populations, et brisant toute suite de civilisation. Francisco Leontaritis, qui étudiera avec Roland de Lassus, naît en Crète cette année ; il laissera notamment de beaux motets. Behzâd, le maître de la miniature persane et l’une des plus délicates personnes que le monde ait abritées, est à Hérat, en Iran, et devient quelque temps le maître du jeune prince Tahmaps, avant son accession au trône ; la Beauté, peut-être, mais j’en suis sûr, porte le nom de Behzâd. Parallèlement l’on jette à Chambord les premières pelletées de terre pour l’élévation du Château qui portera ce nom. Et je suis sûr qu’il est, en 1518, quelque part sur la terre, un jeune homme, ou quelqu’un de 37 ans, qui sait ?, qui songe à quelqu’un qui vivra en 2009. En France, un dimanche à l’église, quelqu’un aima, jusques aux larmes, une messe composée par Josquin Des Près. C’est le moment d’évoquer ceux qui vivent aussi dans les campagnes, dans les villages et les forêts, ceux dont les carnets annexes de Marguerite Yourcenar, à propos des Mémoires d'Hadrien, reconnaissaient que l’Histoire écrite n’avait jamais cure. Les Ottomans sont depuis deux ans à Alger : leur empire s’étend et prépare la gloire de Soliman. Toute l’élite lettrée, en France, lit les douze chapitres de L’Arcadie (achevée en 1501) de Jacopo Sannazaro, que l’on francisa vite en Jacques Sannazar, et qui inspira Scève aussi bien que Du Bellay, et Ronsard. A l’une des régions de l’extrême Nord, on donne le nom de Thulé.
Etc. Ce billet n’est qu’une ébauche et je laisse, selon son désir, à un Lecteur simultané, s’il s’en présente en ces parages, le possible loisir de compléter dans les marginalia…
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(1) Kabîr. Au Cabaret de l’Amour. Traduction du hindi médiéval par Charlotte Vaudeville. Paris : Gallimard/UNESCO/Connaissance de l’Orient, 1986, p. 131.