Frontispice de la Quatrième Partie du Paysan perverti de Rétif de la Bretonne : "Il exprime les embarras de Paris. Edmond passe un ruisseau sur une planche, une fille de joie le suit. On voit des boeufs, des chevaux, un enterrement, un carrosse, etc." (Cf. la référence de l'ouvrage, plus bas.)
« Paris est un vaste assemblage de bâtiments irréguliers, qui forment quelques belles rues, et d’autres qui ont l’aspect le plus désagréable et l’air le plus malsain ; on voit d’un côté la profusion sans nécessité, de l’autre, la mesquinerie la plus incommode : telle rue, dans un quartier désert où il ne passe pas trois carrosses par jour, a quarante pieds de large, tandis que telle autre (comme celle de la Huchette, un des passages les plus fréquentés) n’a pas cinq pieds, et l’on risque à tout moment d’y être écrasé. [Au bout d’une autre rue, nommée de la Bucherie, passage de toutes les voitures qui viennent des chantiers, il y a une maison qui fait un angle, et cet angle est un piège tendu par quelque mauvais génie pour écraser les hommes : à l’instant où on va le doubler, comme disent les marins, on se trouve sous une voiture ou sous les pieds des chevaux qui vont à l’abreuvoir, ou entre les cornes d’un troupeau de bœufs. On n’évite tout cela qu’en se jetant dans un fleuve de fange, car c’est le plus fort égout de la ville ; et cependant on laisse debout cette maudite maison !] Malgré le soin qu’on prend pour entretenir les rues propres, on peut dire qu’il n’y a rien au monde d’aussi sale que plusieurs quartiers : l’odeur infecte qu’ils exhalent ne peut être supportée que par ceux qui y sont accoutumés. Mais si l’on passe dans d’autres, on trouve des palais magnifiques où brillent l’élégance et le goût de la belle architecture. Croirais-tu que cette grande ville, dans un siècle aussi éclairé que le nôtre, n’a pas de sentiers souterrains pour égoutter ses eaux ? Un fleuve d’immondices, à la moindre pluie, inonde les rues ; et en tout temps, l’homme à pied est éclaboussé par un limon gras et noir que lancent à droite et à gauche les pieds des chevaux et les roues des voitures. Les maisons n’y ont pas d’égouts pour la pluie : un chéneau saillant y jette à flots sur les passants l’eau des toits, et les inonde encore longtemps après que la pluie a cessé. Une chose fort mauvaise, et très peu politique, frappe tout d’un coup à Paris, c’est qu’on y a eu presque aucun égard à tout ce qui n’est que pour la commodité du peuple : cette espèce y est si méprisée qu’à peine a-t-on daigné s’en occuper ; la populace est écrasée par les carrosses, sans qu’il y ait d’ordre pour la préserver ; un homme en voiture a toujours des affaires plus pressées que toute la malheureuse infanterie, qui cependant ne piétonne que pour se procurer le nécessaire ; le plus frivole petit-maître, la plus méprisable catin, peuvent impunément passer sur le ventre de cent mille honnêtes gens qui servent la patrie, et se faire mener ventre à terre pour aller faire des inutilités ou des crimes. Je suis persuadé que si les gens à fortune souffraient des ruisseaux et des égouts, il y a longtemps que tout cela serait réformé. Quoique la police soit ici fort bien exercée, on y laisse pourtant aux filous, et même aux assassins, tous les commencements de Lune : on n’allume pas les lanternes, et les rues sont alors comme des cachots, à cause de l’ombre des maisons ; si quelque scélérat a un ennemi, il peut attendre ces temps-là pour s’en défaire. »
Extrait d’une lettre d’Edmond à son frère Pierrot (Lettre XCII, 1752), dans N.-E. Rétif de la Bretonne, Le Paysan perverti (1775), Tome 1. Nouvelle édition de Norbert Crochet, adaptée à La Paysanne pervertie. Editions Lulu, 2010, pp. 373-375.
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