Anonyme, Légende taoïste, feuillet d'album, estampe sur papier, rehauts de couleurs (Dynastie des Qing, 1644-1912. XIXème siècle). Musée Guimet (Musée national des Arts asiatiques), Paris. (Photographie, prise derrière une vitrine, du dimanche 21 mars 2010.)
Je ne sais hélas le chinois, et ne puis comprendre de quel livre taoïste il s’agit, mais cela ne m’a pas empêché, dimanche, retour du musée, en songeant à ce beau feuillet d’album, de feuilleter mon exemplaire des Philosophes taoïstes et d'y retrouver ce passage :
Kiu-ts’iue-tseu demanda à Tch’ang-wou-tseu : « J’ai entendu K’ong-tseu parler ainsi : le saint ne s’engage pas dans les affaires du monde. Il ne cherche pas l’avantage ni n’évite le désavantage. Il ne se réjouit pas d’être sollicité, ni n’adopte la voie commune. Lorsqu’il ne parle pas, c’est alors qu’il parle. Lorsqu’il parle, c’est alors qu’il ne parle pas. C’est ainsi qu’il s’envole au-delà de notre monde poussiéreux. Notre maître estime que ce sont là des discours vagues et imprécis. Moi je considère qu’ils révèlent le chemin du Tao merveilleux. Que pensez-vous de tout cela ?
– Ce problème a rendu perplexe Houang-ti lui-même, répondit Tch’ang-wou-tseu. Comment K’ong-tseu aurait-il pu le comprendre ? Vous avez l’esprit de précipitation. En voyant l’œuf, vous cherchez déjà le coq chantant le matin ; en voyant l’arbalète, vous désirez déjà la caille rôtie. Je vais essayer de vous expliquer ce problème. Essayez de le comprendre. Le saint n’accompagne-t-il pas le soleil et la lune, ne porte-il pas l’univers dans ses bras, ne plonge-t-il pas dans l’harmonie cosmique, n’abandonne-t-il pas tout désordre et toute obscurité, ne subordonne-t-il pas tout ce qui est honorifique dans le monde ? Les hommes se fatiguent pour tel ou tel idéal humain. Le saint est ignorant et simple. Il participe à la pureté de l’un, et contient en potentialité tous les temps et tous les êtres.
« Comment pourrais-je savoir si l’amour de la vie n’est pas une erreur ? Comment pourrais-je savoir si celui qui a horreur de mourir ne ressemble pas à un enfant égaré qui oublie le chemin du retour vers son foyer ?
« La dame Li était la fille de l’officier de frontière Ngai. Quand le duc de Tsin l’emmena à son palais, elle pleura jusqu’à mouiller le devant de sa robe ; mais lorsqu’elle fut arrivée à la résidence du roi, qu’elle eut partagé le lit carré de celui-ci et mangé de la viande des animaux herbivores et du porc, elle regretta ses pleurs. Ainsi, comment pourrais-je savoir si une fois mort, je ne regretterai pas mon attachement à la vie ?
« Certains rêvent de festins, et pleurent au réveil ; d’autres pleurent dans leurs rêves, et à l’aurore partent à la chasse. Or, les uns et les autres, pendant leurs rêves, ne savent pas qu’ils rêvent, et parfois rêvent qu’ils sont en train de rêver. Ce n’est qu’au moment de leur réveil qu’ils savent qu’ils rêvent. Ce n’est que lors du grand réveil qu’on sait que tout n’a été qu’un grand rêve. La foule ignorante se croit éveillée en distinguant le prince d’un berger. Quel préjugé !
« K’ong-tseu et toi-même, vous n’êtes que des rêves. Je te dis que tu rêves, cela aussi est un rêve. »
Ces paroles sont extraordinaires et paradoxales. Dans la suite des siècles, un grand sage les comprendra un jour. Ce jour viendra aussi vite que le temps passe du matin au soir.
Tchouang-tseu, L’Œuvre complète, II. Dans Philosophes taoïstes (Lao-tseu, Tchouang-tseu, Lie-tseu). Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1980, pp. 102-103.
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