Un autre billet de Florence.
Les musées sont détestables et hautement précieux : indispensables aux époques où les galeries privées sont inacceptables - ... si le sens esthétique a quitté, faute d'immédiat intérêt peut-être, les classes dirigeantes (et il n'est pas vrai que les artistes contemporains leur doivent un tribut, faute d'être vivants - ils ne sont pas reconnus, voilà tout) : il suffit de considérer les commandes publiques, les aménagements de la voirie et la plupart des projets architecturaux retenus - mais l'on a sans doute, il n'y a pas si longtemps, bien trop ergoté sur la beauté relative...
Les musées sont également nécessaires quand les effets de la "démocratisation", dans nos riches sociétés du moins, permettent l'élévation culturelle à n'importe qui le désire - c'est ainsi que le musée peut être décrit comme la démocratie (ou plutôt ce qui se fait passer pour elle) : un moindre mal. Sans doute, sans doute...
L'amateur moderne, cependant, ne peut souvent que déplorer le musée : ces oeuvres si belles, parfois enfermées sous vitrine, semblent esseulées, coupées d'un corps où elles dansaient, chantaient, rêvaient, où elles respiraient... - ce corps qui était le socle dans un jardin, le mur d'une haute salle, une église, un palais - où non seulement elles prenaient sens, mais où elles vivaient ; les musées sont les limbes de l'art...
Or il est des lieux où l'oeuvre respire encore pleinement - quelques lieux : à Paris, ce sont, dans l'église Saint-Sulpice, les fresques murales - dont La Lutte avec l'Ange - de Delacroix - dans la première chapelle à droite, en entrant.
... Au Couvent San Marco, à Florence - merveille des merveilles ! Voici, au premier étage de l'ancien couvent des Dominicains laissé intact (des frères habitent toujours une autre aile du vaste ensemble de bâtiments), une succession d'étroites cellules - à peine une dizaine de m2 - de part et d'autre d'un long couloir que surplombe une belle et simple charpente de bois sombre ; et dans chaque cellule, une fresque murale, légèrement surélevée, près d'une petite fenêtre donnant sur le cloître (les cellules qui leur font face de l'autre côté du couloir sont aveugles, percées simplement d'un oeil d'air au-dessus de la porte).
Fra Angelico (vers 1400-1455) - je ne retiens que ses oeuvres en solitaire, ou du moins celles dont il eut la première part, ses collaborateurs n'intervenant que pour des détails mineurs - négligeant donc les fresques peintes avec Benozzo Gozzoli, qui m'apparaissent plus sèches - Fra Angelico a peint, sur le mur de chacune de ces cellules, une oeuvre de méditation. Les scènes évangéliques y sont rêvées avec une douceur ineffable. Le dessin est pur, léger, d'un calme extrême. Le beige, le vert, le rose, le bleu dominent. Vasari, dans ses Vies, se contente, en substance, de qualifier de beau l'oeuvre peint de Fra Angelico - je m'en irritai comme d'une facilité - à tort, je m'en aperçois désormais ; vraiment, toute description, toute appréciation demeurent inutiles, dérisoires : quand on les contemple, il n'est rien de plus beau, de plus frais, de plus doux que les fresques de Fra Angelico - tant pis pour la critique savante !
Annonciation (1438-1443), par Fra Angelico (Cellule 3 - Couvent San Marco, Florence.)
L'on peut voir une partie de la voûte de la cellule, à laquelle répondent les voûtes peintes de la fresque.
Si, comme ce fut mon cas, l'on a la chance de visiter ces lieux tandis que peu de visiteurs affluent, l'on est saisi par le silence à la fois dense et léger de la ligne et la couleur, appliquées sur ces murs sur lesquels a résonné le long pleur des prières. Habitant toujours le lieu pour lequel elles furent conçues, ces oeuvres ne sont pas orphelines ; c'est en cela aussi, et par delà leur perfection formelle, qu'elles sont mille fois plus sensibles, plus fécondes, plus vibrantes, que les oeuvres malgré elles sans racines des musées.
Il était bientôt une heure et demi de l'après-midi, je crois. Le musée allait fermer ses portes. Je suis monté une seconde fois au premier étage. Il n'y avait presque plus personne. J'ai de nouveau passé la porte de quelques cellules, pour regarder encore, derrière le cordon rouge de protection. Et c'est alors que j'ai entendu peindre Fra Angelico.